— Elle n’a pas l’habitude des étrangers, Frank, je pense qu’elle est embarrassée.
J’aurais plutôt voulu lui dire qu’il l’importunait, mais ne connaissant pas le mot exact en anglais j’avais opté pour l’expression « embarrassée ».
— Pourquoi se sentirait-elle embarrassée, hein ? Je veux juste la saluer, c’est tout, parce qu’on est amis maintenant toi et moi, tu es bien plus qu’un guide pour moi, tu sais.
A ce moment, l’unique client présent augmenta encore le volume de la musique pour chanter au karaoké. Il devenait impossible de tenir une conversation au téléphone. Frank jeta un coup d’œil vers l’homme qui commençait à chanter et me rendit le portable en écartant les deux mains d’un air de dire : impossible de parler !
— Je te rappelle plus tard, criai-je dans le téléphone à l’intention de Jun, puis je raccrochai.
— C’est violent, comme son, fit remarquer Frank. Dans sa bouche, le mot « violent » faisait un effet comique et triste en même temps. Comme une prostituée parlant de morale. Le volume du karaoké était effectivement au maximum. Le type d’environ quarante-cinq ans était en train de chanter un nouveau tube de Mister Children[6]. Les filles qui l’accompagnaient applaudissaient par acquit de conscience. Visiblement c’était elles qui avaient choisi le morceau. Ce n’était pas parce qu’il chantait une chanson de Mister Children que cela allait lui garantir du succès auprès des jeunes filles, pourtant, le quadragénaire s’époumonait, les veines du cou gonflées. Frank faisait des signes de la main pour indiquer qu’on ne s’entendait plus tellement la musique était forte ; les sourcils froncés, il paraissait très mécontent. L’épisode avec Jun me tracassait, je me faisais du souci pour Noriko qui avait quitté les lieux en état d’hypnose, et plus que tout, je ne savais plus où j’en étais tellement j’avais peur de Frank et tellement je me méfiais de lui. Dans des circonstances pareilles il est normal de se sentir de mauvaise humeur devant un type qui chante à tue-tête sur une musique ridiculement forte. Je me demandais pourquoi au Japon on était autorisé à mettre ainsi le volume au maximum pour chanter. Ce type se souciait comme d’une guigne de savoir si le bruit dérangeait qui que ce soit. Je le trouvais vraiment laid, pendant qu’il s’égosillait, grimaçant et s’efforçant de chanter aussi fort que Mister Children. Pour commencer il ne chantait pas parce qu’il avait envie de chanter, mais dans le seul but de plaire à ces filles. Il ne se rendait même pas compte que cela ne les amusait absolument pas. Autrement dit, il se livrait à des efforts totalement vains, mais il était le seul à ne pas le voir. Je commençais à me sentir vraiment énervé. Des types comme ça étaient absolument inutiles sur terre. La pensée me traversa qu’un type pareil vaudrait mieux mort que vivant. Frank me regarda juste à ce moment et hocha la tête en signe d’assentiment. Puis il rit. Il était en train d’écrire un nom fantaisiste sur la serviette en papier que lui avait donnée Yuko : Frank de Niro, avait-il noté. Pendant qu’il écrivait, il avait levé la tête vers moi, avait hoché la tête et avait ri. Exactement comme si j’avais dit tout haut : « Il vaudrait mieux que ce type soit mort » et qu’il m’avait répondu aussitôt après : « Oui, tu as raison. » Puis il reprit son expression normale et se pencha vers mon oreille pour me demander de traduire aux filles ce qu’il allait dire. Apparemment Yuko était une fan de Robert de Niro et manifestait une joie démesurée à l’idée que Frank portait le même nom. « Explique-lui que de Niro c’est un nom noble à cause de la particule », disait Frank pendant que je me demandais ce qui s’était passé. Avait-il lu mes pensées tout à l’heure ?
— Tu vois, Kenji, ces filles ne comprennent pas un traître mot d’anglais, j’essaie de leur expliquer que de Niro est un nom noble, disait Frank à toute vitesse entre les notes du karaoké.
Mon cœur battait de plus en plus vite.
— Je leur expliquerai dès que ce karaoké sera terminé, on ne s’entend pas parler, lui répondis-je, pris d’une idée soudaine.
J’avais un mauvais pressentiment. L’attitude de Frank avait changé. Il nous avait dit à Noriko et moi un nom complètement fantaisiste, puis il avait hypnotisé mon amie, avait tenté de m’hypnotiser aussi mais sans succès, m’avait arraché le téléphone des mains pour parler à Jun, et pour finir avait répondu à mes pensées comme pour me montrer qu’il était doué de télépathie. La situation était de moins en moins claire.
La chanson s’acheva enfin. Des applaudissements de pure forme s’élevèrent ici et là, et le type fit : « yeees », en esquissant le V de la victoire. Je m’efforçai de ne pas le regarder. J’avais décidé de faire comme s’il n’existait pas.
J’expliquai aux deux filles le nom de de Niro. « C’est intéressant, les noms », fit Yuko en contemplant la serviette en papier d’un air admiratif, mais Maki eut un rire déplaisant. Un rire moqueur.
— Vous avez peut-être le même nom mais vous n’avez rien à voir avec de Niro.
Je songeai que cette Maki appartenait vraiment à la catégorie la plus vile de greluches qu’on pût trouver à Kabukichô. Moche, bourrée de complexes, et en plus bête et sans la moindre éducation, ce qui fait qu’elle ne l’admettrait jamais. Elle était seulement persuadée que si elle travaillait dans un endroit un peu mieux famé, sa vie s’améliorerait nettement et que la seule chose qui l’en empêchait c’était la méchanceté d’autrui. Elle enviait le monde entier, et pensait que tout ce qui lui arrivait était de la faute des autres. Tout le monde la traitait mal, et elle trouvait normal de traiter autrui de la même manière.
— Qu’est-ce qu’elle a dit ? demanda Frank.
Je traduisis.
— Ah, et en quoi suis-je différent de de Niro ?
— En tout, répondit Maki en éclatant d’un rire qui me tapa sur les nerfs.
Embarrassé, je ne savais plus comment réagir. Fallait-il faire taire cette fille stupide, entraîner Frank hors de cet endroit, ou prendre seul la fuite en feignant d’aller aux toilettes ? Plusieurs idées me traversèrent l’esprit en un laps de temps très court, mais j’étais incapable d’y mettre de l’ordre, influencé aussi par l’étroitesse du canapé. La cuisse de Frank était pressée contre la mienne, j’avais renoncé à fuir où que ce soit depuis le début. Quand le corps se sent à l’étroit, l’esprit l’est aussi. Je savais bien que l’heure n’était plus à se mettre en colère contre ce quadragénaire au karaoké ni contre Maki mais il paraît qu’il est humain, dans les cas d’urgence extrême, de fuir les considérations essentielles trop compliquées pour s’attacher à de petits détails immédiats mais sans importance. Cela équivaut à monter dans un train après avoir pris la décision de se suicider, et à s’inquiéter de savoir si on a bien fermé sa porte à clé. Assis à côté de Frank, j’avais conscience que ce n’était pas le moment de me faire ce genre de réflexion, pourtant je cherchais un moyen de ridiculiser Maki. Je n’en trouvais aucun. La stupidité de cette fille créait une barrière difficile à surmonter. Même si je lui avais dit franchement en face : « Tu es complètement stupide », elle m’aurait probablement répondu : « Hein ? Stupide, ça veut dire quoi ? » et les choses en seraient restées là.
— En tout, vraiment en tout, répétait Maki, tu ne trouves pas ? ajouta-t-elle, quêtant une approbation du côté de Yuko.
— Hmm, je ne sais pas, répondit évasivement celle-ci.
— Mais regarde, tout est différent : son visage, l’atmosphère qu’il dégage, son physique, tout.
Puis elle éclata à nouveau d’un rire strident et désagréable.
— Tu as déjà vu de Niro en vrai ? demanda Frank. Moi je l’ai déjà aperçu deux ou trois fois, dans le restaurant qu’il possède à New York, et il n’est pas si grand que ça, il dégage une atmosphère tout à fait banale, Jack Nicholson c’est différent, il habite sur la côte ouest, il fait très acteur de cinéma, mais de Niro c’est un type banal, il est fabuleux en tant qu’acteur, parce qu’il fait vraiment des efforts, il se moule dans ses rôles, et l’atmosphère qu’il dégage dans ses films, c’est le résultat d’un travail acharné, c’est quelque chose qu’il a fabriqué lui-même.
Je traduisis tout en me disant que ce n’était pas la peine de se perdre dans ce genre d’explication qui échappait de toute façon à ces filles. A ce moment-là, le serveur au nez et à la lèvre percés s’approcha, apportant un plat de nouilles de sarrasin sautées et une assiette de frites. « Nous n’avons rien commandé », protestai-je, mais Maki s’empara des plats en disant :
— C’est moi qui ai passé la commande. Vas-y, sers-toi, ajouta-t-elle en poussant le plat de nouilles en direction de Yuko.
— Merci, fit Yuko qui prit le plat et se mit à manger.
— Kenji, tu as traduit ce que je disais ? demanda Frank en regardant les deux filles s’empiffrer.
— Bien sûr, répondis-je.
— Qu’est-ce qu’on est venus faire ici ? demanda Frank. Regarder deux pétasses manger des nouilles ? Moi je suis venu pour baiser, Noriko a bien dit qu’il y avait des putes ici, non ? Elles ne font pas de passes, elles ?
Je transmis la question aux deux filles.
— Quel crétin, dit Maki, la bouche pleine, en s’adressant à Yuko. C’est bien à cause de ce genre de clients ringards que je n’aime pas travailler dans ce quartier, tu n’es pas d’accord avec moi ?
— Mais c’est normal que les clients se fassent des idées sur nous, on n’y peut rien, répondit Yuko, en me regardant avec une expression difficile à cerner.
— Pas du tout, on ne leur a rien demandé, nous, c’est eux qui sont venus nous chercher, s’insurgea Maki, qui fit tomber juste à ce moment sur sa robe une des nouilles qu’elle était en train d’avaler. Ah, non, zut alors, s’exclama-t-elle en se mettant aussitôt à frotter la tache avec un mouchoir imbibé d’eau. Dites, donnez-moi une serviette chaude, vite, cria-t-elle au serveur d’une voix aussi aiguë que celle des Woolf Loose qui passaient à ce moment-là.
L’air sombre, Maki s’efforça, sans succès apparent, d’enlever à l’aide de la serviette que le garçon venait de lui apporter la tache noirâtre qui s’était rapidement étendue sur sa robe. Maki était petite, le visage rond, elle avait des formes rebondies, une peau rêche et le teint olivâtre. Dire qu’il y a des hommes prêts à mettre un prix sur une fille comme ça, songeai-je. La solitude des hommes d’aujourd’hui est vraiment extraordinaire, pour qu’il s’en trouve parmi eux prêts à payer dès qu’une fille manifeste la volonté de se vendre, dans la mesure où elle n’est pas laide au point de devoir détourner la tête. Dans ces conditions, les filles du genre de Maki ne pouvaient que se multiplier sur le marché.
— Tu as un joli dessin sur ta robe maintenant ! ricana Frank.
— Qu’est-ce qu’il raconte ? glapit Maki. Il n’y connaît rien, celui-là, ajouta-t-elle quand je lui eus traduit. Elle avait retourné la serviette et continuait à frotter la tache.
— Ma pauvre ! C’est une Junko Shimada, hein ? intervint Yuko.
— Oui. Toi au moins, tu comprends, fit Maki en nous jetant, à Frank et moi, des regards haineux. Je n’en ai peut-être pas l’air, poursuivit-elle, mais j’ai toujours travaillé dans des boîtes de luxe, pas seulement dans des bars, hein, mon premier boulot c’était vendeuse dans un supermarché à Seijogakuen, on ne vendait que des produits de luxe pour les riches, le sashimi par exemple, tu vois, on le vendait par tranches de cinq, de la carpe sauvage à deux mille yens le paquet. Et le tofu, je ne voulais pas y croire au début, mais il était fait à la main du côté du mont Fuji, une fabrique artisanale qui n’en produisait que cinq cents blocs par jour, et on le vendait cinq cents yens pièce, tu te rends compte ?
Ignorant ostensiblement Frank et moi, Maki s’adressait uniquement à Yuko. Tu es la seule qui puisse comprendre, semblait-elle dire. Yuko l’écoutait distraitement en mangeant ses nouilles. La fille de la table numéro quatre était repartie : le client qui chantait tout à l’heure avait choisi la numéro cinq, et la quatre était laissée pour compte. Ces deux filles étaient celles qui portaient la tenue la plus ordinaire : l’une était en pull et en jupe, l’autre en pull et en caleçon, mais en fait c’était aussi les deux seules professionnelles du lieu. Le quadragénaire devait être un habitué, il les avait repérées tout de suite. Yuko et Maki étaient avec nous, il ne restait donc plus que la numéro trois, qui, un micro à la main, était en train de choisir un morceau de karaoké. Elle était jeune, vêtue d’un tailleur. Il était dix heures du soir, j’en conclus que ce devait être une hôtesse de cabaret, qui commençait tard et travaillait jusqu’à quatre ou cinq heures du matin. C’était la plus jolie des quatre filles présentes. Cette boîte ne donnait pas l’impression d’un bar, avec ces filles de styles divers et ces hommes qui attendaient on ne savait quoi, on se serait plutôt cru dans la salle d’attente d’une gare. Il paraît que non seulement à Kabukichô, mais dans tous les quartiers de plaisir, les clients qui recherchent uniquement le sexe sont en diminution. A Okubô-est, il y a même une rue dans laquelle des quadragénaires font la queue simplement pour entrer dans un établissement où ils ne font que bavarder avec des lycéennes. Les lycéennes qui acceptent ce job sont payées plusieurs milliers de yens simplement pour s’asseoir dans ce café et parler avec ces types. Même la fille numéro un, qui n’arrêtait pas de bavasser sur les établissements de première classe dans lesquels elle avait travaillé, avait dû faire ce genre d’expérience. A force d’être entourée de carpe sauvage à deux mille yens les cinq tranches et de blocs de tofu à cinq cents yens, elle avait fini par se persuader que seuls les produits de première qualité lui convenaient. Naturellement, sa robe Junko Shimada ne lui allait pas du tout mais elle n’avait pas une seule amie pour le lui dire, et même si elle en avait jamais eu, elles avaient dû fuir sa compagnie depuis longtemps. L’être humain ne peut survivre que s’il pense avoir une valeur personnelle quelconque, avait dit un jour à la télé un psy ou quelqu’un comme ça, et il avait sans doute raison. C’était trop dur de vivre en se disant : je ne vaux rien, ma vie n’est utile à personne. Le patron, debout à côté du comptoir en train de pianoter sur sa calculette, était le type même du gérant d’un établissement de plaisir. Il avait une tête à avoir rapidement évacué la question de savoir s’il avait une quelconque valeur personnelle ou pas. Les gérants des salons de massage, chinese-clubs ou clubs sado-maso avaient tous une particularité en commun avec les maquereaux : ils avaient l’air usé.
J’avais déjà parlé à Jun de cette caractéristique chez ces types mais je n’arrivais pas à la définir. J’avais essayé diverses façons de m’exprimer : je lui disais qu’ils étaient résignés, qu’ils avaient abandonné toute dignité humaine, qu’ils continuaient à se mentir à eux-mêmes, ou qu’ils étaient totalement dénués d’émotion, mais Jun ne pouvait pas comprendre. Quand je lui disais : ils ont l’air veule, mou, elle me répondait qu’elle voyait ce que je voulais dire. Deux ou trois semaines après une conversation là-dessus, on avait vu des infos sur la Corée du Nord à la télé. Des visages d’enfants défilaient sur l’écran, avec ce commentaire : la famine les menace. Les visages de ces enfants en proie à la famine ressemblaient à ceux des types qui faisaient commerce du corps des femmes. Le serveur, adossé au comptoir à côté du patron, en revanche, ne faisait pas partie de ce type d’hommes. Il avait des cheveux longs réunis en queue de cheval et plusieurs piercings sur le visage. Les hommes qui se servent des femmes pour vivre ne se percent ni le nez ni les lèvres. Il avait plutôt l’air de faire partie d’un groupe de musiciens. Et comme il ne pouvait pas vivre de la musique, peut-être que des amis lui avaient trouvé ce job d’appoint. Il y a un nombre vertigineux de jeunes types qui font de la musique. Tous les soirs, des groupes de joueurs de guitare chantent des folk-songs vieillots à côté du théâtre Koma. La fille numéro trois s’était mise à chanter une chanson de Amuro, celle qui dit que « nous avons tous des chagrins à supporter ». Le serveur ne jetait même pas un coup d’œil vers la fille. Il semblait ailleurs, inconscient de la réalité de cette fille qui chantait. Il avait les yeux dans le vague comme s’il était en train de se dire : je ne suis pas vraiment ici. Le quadragénaire qui avait chanté le morceau de Mister Children, ignorant complètement son entourage, négociait son prix avec la fille numéro cinq. A bien la regarder, cette fille devait avoir plus de trente ans. Le chauffage l’avait fait transpirer et son maquillage avait coulé, laissant apparaître des rides sur son cou et autour de ses yeux.
— Tu dois être une habituée des téléphones roses, toi, je connais plein de filles comme ça, c’est l’impression que tu donnes, disait l’amateur de Mister Children, mais la fille ne se mettait pas en colère pour autant. Elle devait avoir un besoin pressant d’argent ce soir. Les deux mains posées sur les genoux, elle secouait la tête de temps en temps, ou regardait vers l’entrée, guettant l’arrivée de nouveaux clients. Il y a quelque chose de bizarre, me dis-je. D’habitude, je n’observe pas tellement les autres clients dans ce genre d’endroit. Maki parlait toujours. Yuko avait fini le plat de nouilles. Frank me pressait de traduire ce que disait Maki, et je m’exécutai machinalement.
— Quand j’ai arrête mon boulot au centre commercial, disait-elle, je me suis retrouvée au chômage un temps ; et après j’ai commencé à travailler dans des bars, mais je me suis juré de ne jamais travailler dans des établissements bas de gamme, tu comprends, quand le lieu est bas de gamme, les clients le sont aussi.
— Attends une minute, interrompit Frank.
Maki le regarda d’un air qui semblait dire :
« Qu’est-ce que tu as à la ramener ? Tais-toi donc. »
— Je ne comprends pas ce que tu fais ici, poursuivit Frank, tu peux m’expliquer ce que tu fais ici ?
— Je viens pour parler, répondit Maki. Aujourd’hui, le club de luxe où je travaille à Roppongi est fermé, je ne viens pas souvent à Shinjuku, mais de temps en temps, comme aujourd’hui, je viens bavarder un peu.
Elle semblait vouloir insinuer que comme elle en savait plus que les autres, tout le monde était content de l’écouter parler.
— Je viens ici uniquement pour parler, ou encore, si tu préfères, je ne suis pas du genre à prendre la classe économique pour aller en Amérique, tu me suis ?
Maki but son whisky à l’eau, et quêta à nouveau l’approbation de Yuko. Depuis tout à l’heure, cette dernière regardait sa montre. Elle était venue passer un moment dans ce club de rencontres parce qu’elle s’ennuyait à sa réunion d’étudiants, et elle était d’avis que c’était l’heure de prendre congé. Comme elle n’était pas aussi rouée que Maki, elle voulait sans doute éviter d’être impolie et de s’en aller juste après avoir fini de manger. Elle ne se rendait absolument pas compte que Frank et moi n’apprécions pas du tout la compagnie de Maki, et approuvait de temps en temps d’un mot le discours de cette dernière, tout en préparant sa sortie. Yuko était maigre, elle avait le teint maladif. Ses cheveux raides retombaient sur son col et de temps en temps elle les rejetait en arrière d’un mouvement de ses doigts aux ongles négligés. Elle ne paraissait pas s’intéresser particulièrement à ce que disait Maki mais hochait la tête chaque fois que celle-ci lui demandait si elle était d’accord. Elle était la seule fille à l’air à peu près normal dans cet établissement, cependant pour venir seule ici, elle devait elle aussi connaître la solitude.
— Quand vous voyagez en classe économique, l’atmosphère « économique » vous colle à la peau, j’ai demandé à un de mes clients habitués, et il y a vraiment plein de gens comme lui, il travaille à la télé, pour rien au monde il ne mettrait les pieds dans un endroit comme ici, il m’a dit que de toute sa vie il n’a jamais voyagé autrement qu’en première classe, quand il prend des vols intérieurs au Japon, il demande toujours des super-seats et quand il n’y en a pas, il prend un train à grande vitesse plutôt que l’avion, en green car, naturellement, ça prouve bien qu’il y a des gens comme ça, non ? La première classe ce n’est pas seulement une question de siège plus confortable et de davantage d’espace, c’est un état d’esprit mais évidemment ceux qui ne l’ont jamais prise ne peuvent pas comprendre, par exemple s’il y a un accident ou un retard d’avion, ou même si on rate son avion, selon la classe, on est traité différemment, vous le saviez ? Les passagers ordinaires sont logés dans un hôtel près de Narita mais les première classe sont logés au Hilton à côté de Disneyland. Vous vous rendez compte, le Hilton de Disneyland, moi, c’est mon rêve de passer une nuit là-bas, je pense que tout le monde est comme moi sur ce point-là, non ?
Maki cherchait à nouveau l’approbation de Yuko qui répondit d’un vague « hmm ». Je continuai à traduire tout ce qu’elle disait à Frank, comme un traducteur simultané lors d’une conférence. Je n’en avais pas l’habitude et mon anglais n’était pas assez bon pour me permettre de traduire au fur et à mesure le contenu d’une conversation à vitesse normale, si bien que je finis par me sentir exténué. Ma traduction devenait approximative. Je traduisis la dernière phrase de Maki par : « Tous les Japonais rêvent de dormir au Hilton », mais je ne pensais pas que Frank se soucierait de ça.
— Les Hilton, ce ne sont pas des hôtels si luxueux que ça, remarqua tranquillement Frank. Il semblait à la fois expliquer quelque chose à Maki et en même temps se moquer d’elle. En fait, je pense qu’il se moquait bel et bien d’elle. Aucun interlocuteur ne peut manquer d’être sensible à ce genre de nuance.
— Tu n’y connais rien, poursuivit-il, le Hilton de New York, par exemple, a plus de mille chambres, or il ne faut pas dépasser les quatre cents chambres pour que le service reste de qualité ; les gens vraiment riches ne dorment jamais dans des Hilton, mais plutôt dans des hôtels de chaîne européenne, le Plaza-Athénée, le Ritz, le Carlton. Il n’y a que les Japonais pour aimer les Hilton, les Japonais et les bouseux américains.
Maki rougit de colère. Elle devait venir de la campagne elle-même pour être vexée à ce point.
— Ben oui, intervint Yuko, il y a des choses que seuls les Américains peuvent comprendre.
— Dis-moi, où il loge, lui ? me demanda Maki d’un air pincé.
— Je ne peux pas te le dire, répondis-je.
Frank me demanda de quoi nous parlions, je lui traduisis et il répliqua :
— Explique-lui que je loge au Hilton.
Yuko éclata de rire, moi je me demandais où Frank pouvait bien loger en réalité. Maki se mit à parler des hôtels de luxe de Tôkyô où elle avait dormi. Elle racontait qu’au Park Hyatt il y avait une énorme distance entre l’entrée et la réception, que les canapés les plus confortables chez Westin sont ceux du Garden Place à Ebisu, qu’elle ne dormait dans ce genre d’hôtel qu’avec des médecins, des avocats ou des types de la télé, tout un tas d’inepties du même acabit mais que Frank écoutait d’un air joyeux car c’était en fait un aveu de ses activités de prostituée. Cela faisait plus d’une heure que nous étions assis autour de cette table. Je demandai la note, et le serveur m’apporta une facture de près de quarante mille yens.
— Qu’est-ce que c’est que ça ? m’écriai-je, et l’anneau passé dans la lèvre du serveur se mit à trembler légèrement. Je m’efforçai de rester calme et repris d’une voix douce : Ce n’est pas du tout ce que nous avait annoncé Noriko.
— Noriko ? Qui est-ce ? fit le serveur en jetant un coup d’œil vers son patron près du comptoir. Ce dernier s’approcha pour demander à voix basse :
— Quelque chose ne va pas ?
Je réclamai une note détaillée.
— Voici, dit le patron en me tendant le décompte, qu’il tenait déjà à la main. Le tarif de base pour la table était de deux mille yens par heure et par personne, lorsque nous avions changé de table pour nous installer avec les filles, c’était passé à quatre mille par personne, et comme nous étions là depuis plus d’une heure, ce prix était multiplié par deux. Les nouilles sautées coûtaient mille deux cents yens, les frites mille deux cents également, le thé cinq cents yens, le whisky mille deux cents, la bière mille cinq cents, les taxes et le service en plus.
— J’aurais préféré que vous veniez nous prévenir que l’heure s’était écoulée, dis-je.
Frank jeta un coup d’œil à la facture détaillée et se mit à hurler :
— Quoi ? !
Il ne lisait pas le japonais mais avait bien vu les chiffres.
— Je n’ai bu que deux whiskies et Kenji a pris seulement une bière !
— Ici les prix sont calculés à l’heure, expliqua le patron, et comme je n’ai pas beaucoup de personnel, je ne préviens pas les clients chaque fois qu’une heure est écoulée.
On s’est fait avoir, pensai-je. En ce qui concernait le club, leur note correspondait au tarif fixé par leurs règles. « Si nous continuons à protester, un spécialiste viendra nous proposer d’écouter notre plainte dans les bureaux de l’établissement, et ça s’arrêtera là. On ne peut rien faire », dis-je à Frank. « Je vois », fit-il en hochant la tête d’un air compréhensif. Je lui expliquai que cet établissement était de qualité médiocre, mais qu’il n’était pas illégal et que même si on essayait de déposer une plainte, on n’avait aucune chance de gagner.
— Je t’expliquerai en détail plus tard, mais enfin, je suis aussi responsable. Si tu veux, tu n’as qu’à prendre la moitié de la note sur mon salaire, proposai-je.
J’étais sérieux : j’aurais dû m’apercevoir que l’heure s’était écoulée, j’étais dans mon tort.
— D’accord, dit Frank. En attendant, payons déjà une partie de la note.
Une partie ? songeai-je. Frank tira quatre billets de dix mille yens de son portefeuille en imitation croco. Jamais je n’avais vu de billets aussi crasseux ni aussi usés. Le patron les saisit d’un air dégoûté : ils étaient tellement imprégnés de saleté qu’ils semblaient alourdis et prêts à se déchirer en deux sous le poids de la crasse. Je me rappelai avoir entendu dire que certains sans-abri aux alentours du parc central de Shinjuku avaient fini par amasser de petites fortunes grâce à la mendicité.
Le patron, le serveur, les deux filles et moi, fascinés, gardions les yeux fixés sur ces billets incroyablement malpropres. Aucun d’entre nous n’en avait jamais vu de pareils.
— Voilà, dit Frank, on a réglé nos consommations jusqu’à maintenant.
— Jusqu’à maintenant ? fis-je.
— Oui, j’aimerais bien rester un peu plus longtemps, répondit Frank.
Le patron, qui avait dû passer une bonne partie de sa vie à Kabukichô, avait peut-être instinctivement senti quelque chose d’inquiétant dans le comportement et la physionomie de Frank, ou dans ces billets d’une saleté repoussante, car il se tourna vers moi pour annoncer poliment :
— Généralement, nos clients ne passent pas plus d’une heure ici.
Ce qui signifiait en clair : « Tirez-vous ! »
— Frank, si on partait ? fis-je en tapant légèrement sur l’épaule de mon compagnon. Selon le système du lieu, il est temps de s’en aller.
Les muscles de ses épaules étaient durs comme du fer, et je frissonnai à leur contact.
— Bon, on s’en va, alors, dit Frank, avant d’ajouter en ressortant son portefeuille : Ah, les billets de tout à l’heure, ils étaient tombés dans le caniveau, si vous préférez je peux payer avec une carte de crédit.
— Credit card ? répéta le patron des lieux en faisant une drôle de tête.
— Kenji, demande-lui si je peux utiliser ma carte.
— Bien sûr, sans problème, répondit le patron d’un air confus.
— J’ai une carte American Express, mais elle est vraiment spéciale, tenez, regardez la tête de l’homme célèbre imprimée dessus, elle est bizarre, non ? Quand on secoue la carte comme ça, on dirait qu’il se met à rire.
Le patron, le serveur et les deux filles s’absorbèrent comme malgré eux dans la contemplation de la carte de Frank.
Dès que quelque chose se passait autour de Frank, une étrange atmosphère se mettait à flotter. La sécheresse de l’air piquait la peau, et en même temps il semblait régner une humidité à couper la respiration. Je fis tout mon possible pour ne pas regarder cette carte. Sous mes yeux, le patron et le serveur avaient changé de visage en quelques secondes. J’avais lu un jour dans un magazine que les gens sous hypnose entraient dans le royaume de la mort. Les pupilles du patron, fixées sur cette carte American Express appartenant à je ne sais qui, commencèrent par se détendre, puis les muscles de ses mâchoires et de ses joues se tendirent si fort que je les entendis presque grincer, les veines se gonflèrent sur son cou. Ce visage en proie à une tension insoutenable était celui d’un homme plongé dans une terreur sans nom. Bientôt, les veines qui gonflaient son cou disparurent, sa peau redevint normale, tout éclat disparut de ses yeux.
— Kenji, chuchota Frank d’une voix presque inaudible, sors un moment téléphoner à ta petite amie.
— Hein ? fis-je.
Frank répéta la même phrase en détachant les mots un par un. Il avait une expression complètement différente de toutes celles que je lui connaissais. Un visage étrangement gai, comme un type qui vient d’achever une tâche particulièrement pénible et se dit : Ah, enfin, je vais pouvoir me boire une bonne bière ! Le patron, le serveur et les deux filles semblaient toujours plongés dans l’hypnose, les yeux dans le vague. L’anneau à la lèvre du serveur tremblotait. On aurait dit une pantomime. Pierrot dans la lune. Je n’arrivais pas à savoir si leurs muscles étaient tendus à tout rompre ou au contraire complètement relâchés. La fille numéro trois chantait toujours, et le quadragénaire continuait à discuter le prix avec la fille numéro cinq, comme si aucun d’eux ne se rendait compte de la scène étrange qui se déroulait dans la salle.
— Frank, ce n’est pas bien ce que tu fais, dis-je, persuadé qu’il les avait tous hypnotisés pour pouvoir partir sans payer. Ce n’est pas bien de partir sans payer, je ne pourrai plus venir à Kabukichô après.
— Ne t’inquiète pas, je n’ai pas l’intention de faire ça, répondit Frank. Allez, éloigne-toi un moment.
Il me regardait comme s’il était prêt à me tuer si je refusais. Un frisson glacé me parcourut l’échine, comme si on m’avait renversé un bol de glaçons dans le dos. Il m’a peut-être hypnotisé moi aussi, pensai-je un moment, car je m’étais déjà levé inconsciemment pour lui obéir. Je me glissai entre le patron et son employé, avec l’impression de passer entre deux mannequins dans la vitrine d’un grand magasin. Mon coude effleura la main droite du serveur, sans qu’il manifeste la moindre réaction. En m’éloignant de la table, je me retournai juste une fois pour regarder Yuko et Maki. Toutes deux se balançaient d’avant en arrière comme si elles étaient sur une bascule.
Je quittai le club, sortis mon portable dans le hall devant l’ascenseur. Jun devait se trouver chez moi, mais je n’arrivais pas à me décider à l’appeler. Je jetai un coup d’œil à l’intérieur du club. A travers le carreau inséré dans la porte en bois de l’entrée, on pouvait voir un peu ce qui se passait à l’intérieur. Soudain, je vis Frank se diriger vers la porte. Je me précipitai vers l’ascenseur pour m’y dissimuler mais, trop tard, il me rattrapa.
— Kenji, viens ici ! dit-il.
Je ne voulais pas retourner dans la salle, mais le regard de Frank m’avait figé sur place, de la racine des cheveux jusqu’au bout des pieds. Frank m’attrapa par l’épaule et me fit rentrer de force. Je perdis l’équilibre près de la porte et manquai tomber mais Frank me soutenait fermement par le bras droit et il me porta à l’intérieur, comme un bagage. Une fois dedans, il me jeta à terre. Je l’entendis fermer le volet métallique de la porte derrière moi. Je soulevai les paupières : des pieds d’homme et de femme se trouvaient juste sous mes yeux. Je reconnus les chaussures rouges à talons aiguilles de Maki, que j’avais déjà remarquées. Dans le gras du mollet, sur ses bas de dentelle blanche, brillait une fine ligne rouge et humide, qui bougeait lentement. A une vitesse régulière, elle descendait vers le bas suivant les fins entrelacs de la dentelle. A la table d’en face se trouvaient la fille numéro cinq, l’amateur de karaoké et la fille numéro trois, bouche grande ouverte, et au bout de leur regard il y avait Maki. Dès que je vis le visage de Maki, mon estomac se retourna. On aurait dit qu’une autre bouche, largement fendue, s’ouvrait sous son menton. De cette bouche qui semblait rire s’échappait un liquide noir et épais comme du goudron. Elle avait la gorge largement fendue de biais, plus de la moitié du cou tranché. Sa tête semblait prête à se détacher de son corps et à tomber en arrière. Je n’en crus pas mes yeux mais elle était encore vivante. De la fente de sa gorge s’échappait du sang mêlé d’écume. Ses orbites bougeaient, ses lèvres tremblaient. On aurait dit qu’elle essayait de parler. Le patron du club se tenait debout à côté d’elle, la tête bizarrement tordue de biais, pendant en arrière. Maki et lui étaient debout tous les deux comme appuyés l’un à l’autre. Yuko et le serveur étaient étendus à terre l’un sur l’autre juste derrière les hauts talons de Maki. Dans la hanche de Yuko était planté profondément un couteau de cuisine, du genre de ceux qui servent à découper le sashimi. Le serveur avait la tête tordue comme son patron. La fille numéro trois, la numéro cinq et le client étaient assis sur le canapé, figés comme des mannequins, je ne sais pas s’ils étaient sous hypnose ou si c’est la terreur qui les empêchait de bouger. Je fis tous mes efforts pour m’empêcher de vomir et retenir la bile qui me montait aux lèvres. L’acidité m’emplissait le gosier et la poitrine, mes tempes étaient engourdies. J’étais incapable de penser, et plus encore de parler. J’avais perdu tout sens de la réalité. J’avais l’impression de vivre un irrémédiable cauchemar. Frank entra dans mon champ de vision : il s’approchait de la fille numéro trois.
Il tenait un couteau long et effilé à la main, qu’il venait sans doute d’enlever du corps de Yuko. La fille numéro trois n’était pas évanouie, ni hypnotisée. En voyant Frank s’approcher d’elle, elle commença à faire de petits mouvements bizarres. Comme si elle voulait griffer le canapé de ses ongles, sa main droite qui tenait encore le micro se mit à s’agiter spasmodiquement, comme un chat excité qui veut jouer. Le micro était toujours allumé, et le bruit du tissu qu’elle griffait retentissait dans la salle. Elle avait sans doute dans l’idée de s’enfuir, mais son corps bougeait sans rapport avec sa conscience. Ses jambes étaient tendues au point qu’on voyait les muscles de ses mollets enflés mais ses pieds refusaient de se soulever du sol. Ses épaules étaient agitées de petits tremblements tant sa tête et son cou étaient crispés. Quand les nerfs qui relient les muscles et la conscience sont coupés, on se met à bouger n’importe comment. Moi aussi, j’étais dans un état similaire. Ma vue, mon ouïe se troublaient. On entendait toujours la musique de fond d’Amuro que la fille chantait un instant plus tôt mais je ne savais pas si c’étaient vraiment mes oreilles qui l’entendaient. Au moment où Frank arrivait près d’elle, la fille fut saisie d’incontinence, un jet d’urine jaillit violemment de sous la jupe crème, et se répandit sur le plancher, tandis que toutes ses forces semblaient l’abandonner. Elle avait perdu une de ses chaussures, ses épaules pendaient lamentablement, agitées de spasmes comme si elle riait ; juste à ce moment-là, Frank l’attrapa par les cheveux et lui planta le couteau dans la poitrine. Je vis quelque chose quitter le visage grimaçant de la femme, on aurait dit des pucerons sautant d’entre les herbes. A ce moment la fille numéro cinq se mit à hurler. Elle ne hurlait pas parce que la numéro trois venait de se faire assassiner sous ses yeux, mais plutôt comme si on avait soudain remis le son à un appareil éteint. Frank retira le couteau de la poitrine de sa victime et essaya ensuite de lui enlever le micro. Mais la main était déjà raidie et les doigts, blanchis comme s’ils étaient restés longtemps dans l’eau, refusaient de lâcher l’objet. Frank attrapa une nouvelle fois la fille par les cheveux, lui planta l’index dans les yeux de toutes ses forces. Le bruit que ça fit parvint jusqu’à moi, les doigts lâchèrent enfin le micro. Un liquide tel que je n’en avais encore jamais vu jusqu’alors se mit à couler des orbites de la fille. Un liquide poisseux et transparent moucheté de rouge. Frank approcha le micro de la bouche de la fille numéro cinq qui hurlait toujours. Les hurlements en furent amplifiés mais, chose étrange, cela résonnait comme un chant. Frank me montra du doigt la gorge de la fille numéro cinq. Ses cordes vocales gonflées se mouvaient de haut en bas au rythme des cris. Frank me fit un signe des yeux comme pour me dire de bien regarder et trancha vers le bas ces cordes vocales en mouvement. Il y eut un bruit de déchirure comme si un jet de vapeur venait de jaillir, qui engloutit aussitôt la voix de la fille. Les gestes de Frank me semblaient filmés au ralenti et en même temps en accéléré. Quand il avait retiré le couteau du corps de Yuko, son mouvement m’avait paru incroyablement rapide. Je savais que les réactions et les sensations humaines pouvaient s’altérer très facilement. Sous l’effet d’un choc, on perd toute capacité de se mouvoir ou de penser. Le quadragénaire amateur de karaoké avait regardé la fille assise à environ quinze centimètres de lui se faire trancher la gorge comme s’il regardait une publicité pour des nouilles instantanées à la télé, l’air absent, comme résigné. Je me rappelai avoir lu autrefois que, dans des circonstances extrêmes, le corps humain se met à émettre une substance particulière : le pouls s’accélère et le corps se tient prêt au combat ou à la position de fuite sous un effet de tension et d’excitation simultanés. Seulement, cette substance excitante émise en grande quantité ne fait que plonger dans la confusion un cerveau par ailleurs accoutumé à des réactions paisibles. Moi-même, je ne différais en rien du reste des assistants au massacre. Je me rappelai soudain la bombe lacrymogène dans ma poche mais à l’idée que je pourrais tenter quelque chose pour empêcher Frank de poursuivre la tuerie, elle me parut pesante et pénible. Je pensais à des choses étranges, comme me rendre en cachette aux toilettes et y jeter la bombe lacrymogène. L’idée de cette bombe dans ma poche me paraissait d’une impuissance écrasante par rapport à la réalité que Frank était en train de dérouler sous mes yeux. Je me détestais de posséder cet objet sur moi. A l’instant où je fus persuadé que j’allais moi aussi être assassiné, la moindre velléité d’agir pour empêcher ça me parut épuisante et disparut aussitôt. Au moment où le long couteau s’enfonçait dans la poitrine de la fille numéro trois, puis au moment où la gorge de la fille numéro cinq s’était ouverte tout grand comme un capot de voiture, mon corps s’était complètement figé. Mes nerfs étaient figés. J’étais incapable, même en imagination, d’ouvrir la bouche pour appeler à l’aide ou d’essayer de me sortir de là d’une manière ou d’une autre. D’habitude on n’a pas conscience de ça. On s’imagine d’abord en train de faire quelque chose, puis on entreprend l’action nécessaire pour faire coïncider cette image avec soi-même et la réaliser. Frank avait détruit l’imagination de tous ceux qui se trouvaient avec lui dans ce pub. Au Japon pratiquement personne n’a vu quelqu’un se faire trancher la gorge sous ses yeux. Personne ne sait ce que c’est. On n’a pas le temps de se dire que c’est cruel, ou qu’on a peur, ou que ça doit faire mal. Quand Frank avait tranché la gorge de la fille numéro cinq, étrangement, très peu de sang avait coulé, on voyait simplement quelque chose d’un rouge noirâtre à l’intérieur. Sans doute ses cordes vocales. Quelque chose qu’on ne peut pas voir tant qu’une gorge n’est pas tranchée, normalement c’est recouvert de peau et dissimulé aux regards. Mais nous savons que cette partie du corps humain existe, et quand on se trouve nez à nez avec, on perd soudain toute capacité d’imaginer le prochain acte qu’on va accomplir. Parce que nous vivons ordinairement dans un espace où les choses réelles ne sont pas à portée de notre regard. Le sang se mit à couler lentement de la fente apparue dans la gorge de la fille numéro cinq, un sang noir plutôt que rouge, qui ressemblait exactement à la sauce de soja dont on se sert pour assaisonner le poisson cru. Mon corps raidi était incapable du moindre mouvement. J’avais la nuque et les épaules ankylosées et glacées. Même si Frank avait brandi son couteau devant moi à cet instant, j’aurais été incapable de détourner la tête. Le temps s’écoulait étrangement, de manière presque palpable. Il n’y avait pas de fenêtres dans ce club, seulement un énorme écran au mur, sur lequel se réfléchissaient des scènes du dehors, et pendant un moment mon attention fut complètement absorbée par cet écran. Le monde extérieur, ces gens qui vivaient, qui parlaient, qui marchaient me paraissaient sans lien avec moi, et extrêmement lointains. Je songeai que j’avais déjà un pied dans le monde de l’au-delà. Au-dehors, des gens faisaient, commerce du désir sexuel. Des femmes attendaient debout au coin des rues, la chair de poule sur leurs jambes nues, pour essayer d’échanger leur corps et leur sexe contre de l’argent, des hommes riaient, chantaient, cherchant des femmes pour essayer de briser leur solitude. Les néons clignotaient, les rabatteurs bonimentaient, interpellaient les passants : « Hé, monsieur, entrez donc, vous serez comblé, vous verrez ! » Ces scènes me paraissaient floues, comme un film mal réglé. J’étais résigné : ce genre de spectacle était déjà loin, très loin de moi. Frank avait saisi l’amateur de karaoké par le cou et le tournait en direction de la fille numéro cinq. La fille avait la tête renversée en arrière, la plaie largement ouverte. La peau de la gorge tranchée, pliée en arrière, avait l’air toute molle ; il n’y avait pas une ride, juste cette fente nette, on aurait dit la peau tannée d’un animal. Frank tenait le quadragénaire par les cheveux pour le forcer à regarder ce spectacle, et alors, chose incroyable, le type grimaça un sourire. Je l’entendis même émettre un espèce de ricanement : « Hê hê hê ! » Ça faisait la même impression que quand des victimes de tremblements de terre ou de catastrophes répondent à une interview à chaud pour la télévision. « Ça te fait rire ? » demanda Frank. « Hê hê hê ! » fit à nouveau le type en hochant la tête plusieurs fois, alors qu’il ne pouvait sans doute pas comprendre ce que Frank venait de lui dire. L’instant d’après, alors que Frank le tenait toujours par les cheveux, il essaya de fumer une cigarette. Il prit le paquet posé sur la table, saisit une Seven Star. Frank le regarda fixement la mettre entre ses lèvres. Le type mit la main dans la poche de son pantalon pour chercher son briquet. Il avait l’air d’accomplir un acte parfaitement naturel, comme s’il avait besoin d’une cigarette pour calmer une légère nervosité. « C’est ça que tu cherches ? » fit Frank en désignant le briquet posé à côté de la fille numéro cinq. Le client hocha à nouveau la tête en souriant, et Frank lui alluma sa cigarette, en réglant la flamme du briquet au maximum si bien qu’il lui brûla les cils, le front et les cheveux. Une odeur de protéines brûlées parvenait jusqu’à mes narines. Le type se débattit pour éloigner son visage de la flamme mais Frank l’en empêcha en le tenant fermement par les cheveux. Puis Frank éloigna soudain la flamme, et le client grimaça à nouveau un sourire, hochant la tête plusieurs fois comme pour exprimer sa reconnaissance. Frank approcha alors la flamme du nez et des lèvres du type, qui recommença à se débattre. Il faisait des moulinets avec ses bras, essayait d’éloigner son visage. Il frappait le ventre et la poitrine de Frank de ses deux poings fermés comme un enfant qui fait un caprice. « C’est ça, continue, allez, tape plus fort », murmurait Frank, tout en continuant à cramer le visage du type à la flamme du briquet. Puis, chose à peine croyable, il se mit à bâiller. Le plus énorme bâillement que j’aie jamais vu lui fendit le visage, comme s’il allait se déchirer en deux. L’amateur de karaoké se mit à hurler, d’un hurlement continu, qui se brouillait parfois ou se muait en voix de fausset, comme une radio mal réglée. Frank changea légèrement de position, tourna le visage du type vers moi pour que je puisse bien le voir. C’était la première fois que je voyais brûler sous mes yeux le visage d’un homme. La flamme orange du briquet semblait aspirée dans les narines du type. Le karaoké s’était tu, laissant place à une chanson de Takako Okamura. Le type agitait ses bras et ses jambes au rythme de la chanson, on aurait dit qu’il dansait. Frank me montra le nez et la mâchoire de sa victime. Un jus brunâtre, comme de la bougie fondue, commençait à couler autour de son nez, de temps en temps des particules de graisse s’enflammaient. La sueur coulait des joues et des tempes de l’homme. La sueur coulait légèrement plus vite que sa chair fondue. Dans le visage devenu violacé, le bout du nez commençait à se calciner, et un bruit de grésillement parvenait jusqu’à moi. Autour de ses narines, c’était devenu tout noir, au point qu’on ne distinguait plus s’il s’agissait d’un orifice ou d’une brûlure, et bientôt, le type cessa de hurler, ses bras retombèrent le long de son corps. Un autre son me parvenait en dehors des grésillements de la chair brûlée et de la chanson de Takako Okamura, je m’aperçus bientôt que c’était le type qui sanglotait, la mâchoire agitée de petits tremblements. Frank prit l’air surpris en constatant que sa victime pleurait et poussa à nouveau un bâillement. Il bâillait terriblement lentement, la bouche ouverte comme un four, comme s’il allait avaler la tête du quadragénaire, qui n’avait pas encore perdu conscience. Se désintéressant un instant de lui, Frank souleva la jupe de la fille numéro cinq, dont la gorge fendue saignait toujours, ce qui eut pour effet de faire s’effondrer le corps contre le dossier du canapé. Le cou de la fille se renversa de l’autre côté du dossier, on ne voyait plus son visage au-delà des narines. Dans un grincement de serrure rouillée, les lèvres de la plaie s’écartèrent encore davantage. Plutôt qu’une blessure infligée à un corps humain, on aurait dit le col d’un vase empli d’un liquide rouge noirâtre. Je compris pour la première fois de ma vie jusqu’où un cou pouvait plier si la peau et les muscles ne le retenaient plus. A l’intérieur de ce cou fendu sur cent quatre-vingts degrés de sa circonférence, on apercevait des tendons, des os, des matières blanches et visqueuses mais, étrangement, loin de jaillir à flots, le sang se déversait lentement des bords de la plaie. Le quadragénaire pleurait toujours, sa main droite levée à hauteur de son nez brûlé. Ses larmes coulaient de ses yeux comme de la sueur, tandis qu’un liquide indéfinissable débordait de son nez fondu, de ses chairs calcinées. Frank écarta brutalement les jambes de la fille numéro cinq, arracha d’un seul geste sa culotte et ses bas, et me fit signe d’approcher. « Viens, Kenji, viens... » Voyant que je restais assis par terre sans bouger, Frank lâcha les cheveux du type en larmes, s’approcha à grands pas, m’attrapa par le col de ma veste pour me traîner jusqu’aux pieds de la fille numéro cinq. Son corps était encore parcouru de soubresauts ici et là. Peut-être était-elle encore vivante ? Un léger tressaillement agitait son aine, son sexe se soulevait légèrement comme s’il respirait, ses poils pubiens bougeaient au même rythme.
— Kenji, dis à ce type de la baiser, m’ordonna Frank à l’oreille.
Je secouai la tête, ne sachant pas moi-même si c’était parce que j’étais incapable de parler ou parce que je refusais d’obéir.
— Dis-lui ! hurla Frank.
Un dégoût et une terreur intenses m’envahirent en même temps : Frank brandissait sous mes yeux, dans sa main droite, le couteau qu’il avait planté un peu plus tôt dans la gorge et dans la hanche de ses victimes. Le bourdonnement dans mes tempes s’intensifia, une nausée acide et violente que je retenais depuis un moment me monta à la gorge, et je me mis à vomir des déjections couleur de cappuccino aux pieds de la fille, les yeux rivés sur son sexe qui s’entrouvrait et se refermait tour à tour comme un coquillage vivant. Tout en vomissant, la colère m’envahissait. Elle n’était pas dirigée contre Frank, c’était plutôt une rage abstraite. Je voulais hurler « non ! » mais au lieu de ce cri, seuls des flots de vomi débordaient de ma bouche. Je cambrais le dos, prenais une grande inspiration, puis vomissais les déjections acides et gluantes qui m’emplissaient la bouche, sous le regard amusé de Frank.
— Si ce type ne la baise pas, c’est toi qui vas le faire, allez, Kenji, vas-y, baise-la ! dit-il en désignant, au bout de son couteau, le sexe de la fille.
Je crachai de toutes mes forces. Je fus obligé de faire un violent effort de concentration pour cela ou, plus exactement, de mobiliser mes nerfs et mes muscles. A la vue de mon crachat par terre, je sentis renaître en moi quelque chose dont j’éprouvais la nostalgie : la volonté, peut-être, ou simplement les réflexes, je ne sais pas. En tout cas, quelque chose d’indispensable, en l’absence de quoi on devient un légume et on abandonne le contrôle de son corps au premier venu. Je sentis ma voix se préparer à l’intérieur, et j’ouvris enfin la bouche :
— No ! dis-je, la langue encore empâtée de déjections. Je voyais clairement l’image de ces deux lettres : N, puis O, NO. Je pouvais voir se dessiner clairement ces deux lettres, et je me voyais aussi en train de dire à Frank : « Non, je ne veux pas. » Ma voix se fraya un chemin entre les dents : « Non », proférai-je deux fois de suite. Il fallait que je transmette ma volonté à ce gaijin. Je comprenais pour la première fois de ma vie la différence entre « dire » et « transmettre ». Tout à l’heure, la fille numéro trois, le micro du karaoké dans les mains, s’était mise à griffer le canapé comme un enfant qui fait un caprice, et la numéro cinq avait soudain commencé à chanter juste avant de se faire trancher la gorge. Ce devait être des signaux. Elles voulaient dire quelque chose. Mais elles ne l’avaient pas transmis à Frank, il n’avait pas reçu le message. On ne transmet rien de cette façon-là. On ne transmet rien sans la volonté de transmettre. Avant l’apparition de Frank, ce club de rencontres était un véritable symbole du Japon actuel, avec ces situations où personne n’a la volonté de transmettre quoi que ce soit, et les gens croient que ça va se transmettre tout seul, que c’est aussi simple que de respirer. Et ceux qui ne connaissent que ça comme mode de vie, quand une situation d’urgence se présente, ils paniquent, perdent les mots, et se font tuer.
— Tu refuses ?
Frank avait pris un air exagérément surpris. Il leva la tête au plafond, écarta les deux mains, secoua la tête. Je ne sais pas pourquoi cette pensée me vint à ce moment-là, mais je me dis : « Ah, c’est bien un Américain. » Les Espagnols comme les Américains ont massacré un bon nombre d’Indiens, mais ils n’avaient sans doute pas vraiment de mauvaises intentions. Ils étaient inconscients de ce qu’ils faisaient. Et parfois l’inconscience a des conséquences bien pires que celles de la véritable intention de nuire.
— Hein ? Qu’est-ce que tu as dit, Kenji ? Tu refuses ? Tu as dit non ? C’est ce que j’ai cru entendre.
Frank balançait lentement le couteau sous mes yeux. J’étais allongé à ses pieds dans une position rampante. Conscient que dans une posture servile, seules des paroles serviles vous viennent à l’esprit, j’aurais voulu y remédier, mais avec ce couteau sous le nez, je ne pouvais pas bouger. Toujours à ses pieds, je répétai : « Non, je ne veux pas », et le sourire disparut du visage de Frank, laissant place à une expression de tristesse.
— Kenji, tu ne sais pas..., dit-il en plaçant le couteau entre les cuisses de la fille numéro cinq pour me montrer son vagin. Il parlait mécaniquement, comme un acteur qui lit un texte d’une voix monotone. Il va me tuer, pensai-je.
— Tu ne sais pas à quel point c’est agréable de faire l’amour avec une fille juste avant qu’elle meure, ou alors quand sa mort date de quelques instants à peine. C’est une jouissance incroyable. Son cerveau est déjà mort, elle n’oppose aucune résistance, mais sa chatte est encore vivante, tu vois.
Il murmurait comme un acteur cherchant à vérifier qu’il n’a pas encore oublié des répliques apprises dix ans plus tôt. Quelque chose de blanc pendait du sexe de la fille numéro cinq, entre les poils de son pubis : le fil d’un tampon hygiénique. C’était la première fois de ma vie que j’en voyais un d’aussi près. Désormais, cette fille n’aura plus besoin de Tampax, pensai-je. Le fil blanc qui pendait entre ses poils était le symbole même de sa mort. Elle avait la peau plutôt blanche, mais autour de son sexe, la chair était rougeâtre et commençait à virer au gris.
— Kenji, tu me déçois, dit Frank.
Puis il se tourna vers le client amateur de karaoké, posa le couteau à la naissance de son oreille droite, la sectionna en faisant glisser la longue lame en avant. Comme le type avait les deux mains devant le visage, son pouce de la main droite fut coupé en même temps que son oreille, mais il ne se mit pas à sangloter plus fort pour autant. Pour ressentir la peur ou la douleur, et pleurer, il faut une certaine énergie, que cet homme ne possédait déjà plus. Tout en poussant quelques soupirs d’ennui, Frank lui trancha l’autre oreille. On aurait dit qu’il découpait de tranches de pâte de poisson. L’oreille roula à terre sans un bruit, aussitôt souillée par des cendres de cigarettes et des cheveux. Naturellement c’était la première fois de ma vie que je voyais une oreille humaine rouler ainsi à terre.
— Bon, ça ne fait rien, pas la peine de la baiser, dit Frank, mais tu ramasses cette oreille et tu la fourres dans sa chatte, tu peux au moins faire ça, non ?
Sa voix était de plus en plus basse, et encore plus morne. Il me demanda ensuite si j’avais déjà enfoncé une oreille dans un sexe de femme. Je ne répondis pas. Impassible, il posa le couteau sur le canapé, ramassa l’oreille pleine de salissures, la chiffonna en boule, essaya de l’introduire dans le vagin de la fille. Il ne s’était pas aperçu qu’elle avait un Tampax. La moitié de l’oreille seulement pénétra dans l’orifice.
— Frank, appelai-je, tandis qu’il s’évertuait à enfoncer l’oreille. Hey, Frank.
Je me relevai, l’appelai à nouveau.
— Frank, cette fille avait ses règles, elle a un tampon.
Frank me regarda fixement, hocha la tête comme s’il comprenait enfin, puis ressortit l’oreille du sexe de la fille. Il prit le fil du tampon dans ses doigts, essaya de le retirer. Le bâtonnet de coton rose, tout gonflé de sang, émergea d’entre les cuisses de la fille, puis se mit à pendouiller entre les doigts de Frank. Au même moment, un flot de sang épais s’écoula du corps de la fille, tachant de noir le canapé. Frank le regarda fixement, pendant un temps extraordinairement long. Il semblait fasciné par la vue de ce sang. A ce moment, le quadragénaire se remit à gémir et essaya de se lever. Il n’essayait même pas de s’enfuir, mais on aurait dit qu’il venait de se rappeler tout à coup la douleur de ses oreilles et de son nez. Ce gémissement et le mouvement de l’homme semblèrent ramener Frank à lui, il se retourna, le tampon pendant au bout d’une main, l’autre tenant l’oreille, et tendant les bras comme pour l’embrasser, lui tordit le cou. Il y eut un craquement sec de branche morte, et le type retomba assis sur le canapé, la tête tordue selon un angle bizarre. Il l’avait tué comme il aurait ramassé un chapeau tombé à terre pour le remettre sur un portemanteau. Il le regarda, puis reprit son couteau. Son visage triste d’enfant lassé par un jeu se rapprocha de moi. Quand la pointe du couteau fut juste contre mon cou, la sonnerie de mon portable se mit à retentir. J’eus le réflexe d’appuyer sur le bouton vert qui clignotait, pour prendre la communication. Frank avait suspendu son geste l’espace d’un instant, il s’apprêtait à enfoncer le couteau.
— Jun ? C’est Kenji, je suis à Shinjuku, oui, à Kabukichô, avec Frank.
J’avais répondu le plus fort possible, en anglais, et Frank arrêta son geste. Je continuai, encore plus fort :
— Rappelle-moi dans une heure, et si je ne réponds pas, préviens la police !
Puis je raccrochai. Juste avant d’appuyer sur le bouton, j’entendis la voix de Jun, en colère, qui criait : « Kenji, attends une minute ! » mais je n’avais pas le temps de répondre : le couteau était à quelques millimètres de ma gorge. C’était la première fois de ma vie que je regardais fixement d’aussi près un couteau qui avait servi à tuer trois femmes. La lame était fine, deux centimètres de large à peine, longue d’environ vingt centimètres. Je ne sais ce qui m’inspira une pensée aussi saugrenue dans des circonstances pareilles mais je me fis la réflexion que ce couteau était bien plus long que mon pénis en érection. Près du manche, la lame portait un dessin gravé représentant un poisson d’eau douce, c’était peut-être un couteau de pêche, destiné à ouvrir les poissons. Le manche couleur crème semblait être en ivoire et était creusé de sortes de vagues dans lesquelles les doigts s’adaptaient, permettant une meilleure prise. Etrangement, les doigts de Frank, qui avaient touché l’oreille coupée et le sexe sanglant de la fille, ne portaient pas une seule trace de sang. A la réflexion, il m’avait bien semblé que pendant qu’il essayait d’enfoncer l’oreille dans le vagin de la fille, il faisait attention à ne pas se salir, tenant l’oreille comme il aurait fait d’un bout de verre cassé. Ni ses vêtements ni son visage ne portaient la moindre trace de sang. Sans aucun doute, il devait connaître une technique pour couper les gorges sans effusion de sang. Même quand il avait tranché les cordes vocales de la fille, le sang n’avait pas giclé comme dans les films. La pointe du couteau se mit à trembler bizarrement sous mes yeux, Frank murmura quelque chose. Je fermai les yeux. L’odeur de sang qui emplissait la pièce me frappa alors pour la première fois, et me suffoqua. Une odeur ferrugineuse, comme si j’étais dans un atelier de montage, où des copeaux d’acier dansaient dans l’air. Je me rappelai le jour où j’avais visité avec mon père un immense hangar à machines industrielles. Le visage de ma mère vint flotter devant moi. Les larmes me montèrent aux yeux à l’idée du chagrin qu’elle éprouverait en apprenant ma mort, mais je me retins instinctivement de pleurer. Il a des gens dans ce monde qui tuent pour le plaisir de voir leurs victimes pleurer. Dans le cas de Frank, ce n’était pas sa principale raison, mais je sentais qu’il valait mieux éviter de pleurer, crier ou m’exciter d’une façon ou d’une autre. Les yeux fermés, je restai donc immobile, quand je sentis que Frank me tapait légèrement sur l’épaule.
— J’ai compris, Kenji, c’est bon, on s’en va, me murmurait-il à l’oreille.
Il parlait à nouveau normalement, comme s’il disait : « On s’est assez amusé ici, allons voir ailleurs. » J’espérai un instant qu’en ouvrant les yeux je m’apercevrais qu’il ne s’était rien passé du tout, tout ça n’était qu’un affreux cauchemar, la fille numéro un allait se remettre à parler des endroits super-classe qu’elle fréquentait, le quadragénaire draguer la fille numéro cinq, la numéro cinq chanter Amuro, le serveur faire trembler son anneau dans la lèvre, le patron nous apporter la note d’un air maussade.
— Allez, Kenji, ouvre les yeux, fichons le camp d’ici.
Je détournai la tête pour ne pas voir Frank et j’ouvris les yeux. Je n’avais pas rêvé : la fille numéro cinq, une blessure béante à la gorge, et le client qui aimait Mister Children, le cou bizarrement tordu, se trouvaient là, juste sous mes yeux.